« Pour l’Afrique, une réforme de l’architecture financière mondiale est nécessaire »

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ENTRETIEN. Quelles solutions pour aider l’Afrique à mieux faire face aux défis de la dette et du changement climatique ? Les réponses de l’économiste Daouda Sembene.

Propos recueillis par 

Les grands créanciers, Fonds monétaire international et Banque mondiale en tête, ont promis d’augmenter leurs capacités de financement lors des réunions de printemps à Washington. Face aux chocs mondiaux multiples, c’est peu de dire que les besoins du continent africain sont énormes et que les montants prévus sont partis pour être notoirement insuffisants. Après que des chefs d’État se sont exprimés sur le sujet, un groupe de ministres africains ainsi que des partenaires internationaux se sont mobilisés ces derniers mois pour exiger une réforme de l’architecture financière mondiale. Ces revendications interviennent alors que, de plus en plus, les deux grandes institutions créées par les accords de Bretton Woods (État du New Hampshire) au sortir de la Seconde Guerre mondiale sont sérieusement questionnées à la fois sur leur impact extérieur mais aussi sur le fonctionnement interne. En effet, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international doivent faire face à un adversaire de taille : la Chine. Sur deux fronts, elles doivent compter avec l’empire du Milieu : d’abord, celui du financement des économies des pays en développement où le pays dirigé par Xi Jinping a nettement accru sa présence et son impact ; ensuite, celui de la dette où Pékin est devenu incontournable quant aux négociations concernant les modalités de remboursement.

Le Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne ont durci l’environnement économique et financier pour l’Afrique. La pandémie dans le sillage de ses graves conséquences a marqué un premier tournant important dans l’approche par l’Afrique des questions de financement et de dette. Et depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’inflation qui s’en est suivie, conjuguée avec les conditions économiques plus resserrées que jamais, a sonné comme un bouleversement ainsi que comme une opportunité de changer la donne au sein même des institutions financières mondiales.

Parmi les pistes que l’Afrique voudrait voir rapidement concrétisées, il y a, au-delà de la question urgente de la dette, le sujet de l’accès aux marchés de capitaux et celui de la réallocation des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI vers, pourquoi pas, la Banque africaine de développement.

L’Afrique peut-elle réellement peser sur tous ces débats ? Que faut-il faire pour qu’on compte plus avec l’Afrique sur ces sujets au niveau mondial ?
Ancien conseiller du président sénégalais Macky Sall et ex-administrateur au FMI pour de nombreux pays africains, Daouda Sembene a minutieusement observé des données importantes sur des sujets aussi variés que les financements classiques, ceux tenant compte des contraintes climatiques, les notes des agences de crédit, les DTS, etc. Autant de sources qui lui permettent de publier à travers son cabinet de conseil AfriCatalyst des notes d’analyses qui font autorité. Il a accepté de répondre aux questions du Point Afrique.

Le Point Afrique : Malgré certains signaux positifs, comme le fort rebond de la croissance chinoise, les turbulences économiques mondiales sont toujours là, particulièrement en Afrique. L’inflation y est explosive et le risque de surendettement est sans précédent pour de plus en plus d’États alors que les conditions de financement se sont resserrées. Comment expliquer ces décalages persistants ?

Daouda Sembene : Ces décalages sont liés notamment à la mauvaise conjoncture économique mondiale caractérisée par une accumulation et une succession de crises, sanitaire, climatique et géopolitique, également par des risques accrus de fragmentation économique et un resserrement de la politique monétaire dans les pays développés, que ce soit aux États-unis ou en Europe. En plus de ces chocs externes, des facteurs internes contribuent à aggraver les vulnérabilités de certains pays et limitent leur capacité à apporter les réponses appropriées.

Malgré une politique monétaire volontariste des banques centrales, pourquoi ces mesures n’ont que peu d’effets sur l’inflation dans de nombreux États africains ? Est-ce à dire que les outils instaurés pour résorber cette situation inflationniste fonctionnent dans certains pays et pas dans d’autres ? Les banques centrales africaines peuvent-elles, dans ce cas, trouver leurs propres pistes de solutions qui correspondent plus aux réalités africaines ?

L’explication peut varier selon les réalités et les circonstances spécifiques des pays, y compris leur cadre de politiques fiscale et monétaire et leur régime de change. Cela dit, l’inflation persistante s’explique par plusieurs facteurs dont une inflation importée à travers le dollar fort, la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales ainsi que les conditions climatiques défavorables. Par ailleurs, certaines banques centrales ont mis en œuvre des mesures qui ont tempéré les pressions inflationnistes même si celles-ci sont restées fortes. Dans certains cas, l’efficacité des mesures anti-inflationnistes a été limitée par l’inefficacité des canaux de transmission de la politique monétaire.

Comment la situation peut-elle évoluer ?

S’agissant de la Banque centrale européenne, il est fort probable qu’elle va continuer à resserrer sa politique monétaire, en tout cas, tant que l’inflation sera élevée et cela aura des impacts certains et défavorables sur les coûts de financement des pays en développement, les États africains, en particuliers.

Il faut aussi garder un œil sur ce qu’il se passe aux États-Unis. La situation est un peu plus complexe car la Réserve fédérale a eu à relever de nombreuses fois ses taux directeurs ces dernières années. Actuellement, il est même question d’un risque de récession. Ce qui paraît certain, c’est que la Réserve fédérale sera encore plus prudente en matière de politique monétaire. D’après mes observations, la situation pourrait, également, évoluer dans un sens plus favorable et aller vers l’assouplissement.

Ce sont autant de développement qui vont déterminer les conditions d’accès au financement des pays africains.

Ont-ils seulement des alternatives ?

Oui, depuis plusieurs années, les pays africains font d’importants efforts pour mobiliser l’épargne intérieure. C’est désormais une solution alternative incontournable, cependant les besoins de financements sont immenses.

Que peut attendre de concret l’Afrique des engagements pris lors des réunions de printemps de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ? Quelles réformes entreprendre alors que ces grandes institutions internationales sont soumises à de fortes pressions.

Il est attendu que les décisions prises lors des réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale apportent des solutions concrètes aux problèmes auxquels les pays en développement sont actuellement confrontés, particulièrement en Afrique. Les délibérations doivent contribuer à une réforme de l’architecture financière mondiale qui facilite leur accès à un financement du développement plus adéquat, accessible, prévisible et à des coûts abordables. Cela passe notamment par le renforcement des capacités de prêt de la Banque mondiale et des banques multilatérales de développement.

Dans le cas de la Banque mondiale, cela doit être accompagné d’une tolérance accrue au risque, notamment à travers la réduction du ratio des fonds propres sur prêts de la Banque internationale de reconstruction et de développement (Bird). Sinon, certains ministres africains ont exprimé leur souhait de voir l’accroissement de la capacité de prêt de la Banque africaine de développement à travers une injection de droits de tirage spéciaux.

Par ailleurs, plusieurs pays africains espèrent que des avancées concrètes seront réalisées pour aider les pays en situation de surendettement à restaurer la viabilité de la dette. À cet effet, une réforme décisive du cadre commun s’avère urgente pour des pays comme la Zambie, le Ghana et l’Éthiopie.

Quant au FMI, il est urgent de lui allouer les ressources nécessaires pour renforcer sa capacité de prêts. Cela inclut aussi bien les prêts qu’il accorde actuellement à taux zéro que ceux qui visent à accompagner les pays vulnérables au changement climatique.

Pourquoi semble-t-il plus que nécessaire, aujourd’hui, de réformer l’architecture financière mondiale ?

Le monde fait actuellement face à des défis importants : le changement climatique, la pandémie, la pauvreté, la fragilité, l’insécurité alimentaire. Or, l’architecture financière mondiale se révèle impuissante à permettre de mobiliser les ressources nécessaires pour aider à les relever. Cette situation est encore plus préoccupante pour beaucoup de pays en développement dont les marges budgétaires ont été épuisées autant par leurs réponses à la pandémie de Covid-19 que par les conséquences de la guerre en Ukraine. Dans ces conditions, la réforme de l’architecture financière mondiale n’est pas un luxe mais une nécessité.

Le besoin de réformer ces institutions est-il compris à l’international, notamment dans ce contexte mondial mouvant ? Ce débat a-t-il lieu uniquement par rapport à l’Afrique ?

La nécessité de la réforme semble être reconnue autant par les pays en développement que par les pays développés. En fait, la plupart de ces réformes sont pilotées par le G20 et il est important que les autres pays, particulièrement en Afrique, puissent contribuer au renouveau du système financier mondial.

Les deux institutions, FMI et Banque mondiale ont annoncé accroître leur capacité de prêt aux pays pauvres et en développement pour mieux les aider face au changement climatique ou aux pandémies. Qu’est-ce que cela peut concrètement changer alors que plusieurs initiatives allant dans ce sens, comme la réallocation des DTS ou encore le cadre commun du G20 dédié aux dettes, restent inachevées…

L’accroissement de la capacité de prêt de la Banque mondiale demeure crucial tant pour la communauté internationale que pour les pays en développement auxquels ils bénéficient. Pour la communauté internationale, cela servirait à mobiliser des ressources additionnelles pour faire face aux défis mondiaux, particulièrement ceux qui sont liés au changement climatique. Pour les pays qui empruntent auprès de la Banque, le volume des prêts auxquels ils ont accès n’est pas adéquat, d’où l’importance de le renforcer.

Le principal problème est que, de plus en plus, les institutions financières internationales sont en concurrence frontale avec la Chine, désormais un grand créancier des pays les plus pauvres. Face à la conditionnalité du FMI pour prêter aux États en difficulté, la Chine peut-elle devenir une sorte de “Fonds monétaire bis” ?

Je pense qu’il faut regarder le problème de la dette de manière exhaustive et non pas parcellaire. Si on regarde dans le détail la composition de la dette des pays africains, on voit bien, qu’il y a, certes, une partie importante qui est due aux créanciers bilatéraux tel que la Chine, aux créanciers multilatéraux dont la Banque mondiale ou encore au secteur privé.

Il paraît clair qu’on ne peut pas régler la question de la restructuration de la dette d’un pays dans le besoin, en laissant de côté certains créanciers. Cela ne réglera pas le problème de la dette dans son ensemble.

Effectivement, la Chine est devenue un créancier important dans plusieurs pays africains, il n’en demeure pas moins que pour les États qui subissent, en ce moment, le fardeau de la dette, il faut leur apporter une vision globale du problème et donc des solutions pérennes.

C’est tout le sens de ce qu’a entrepris le G20 à travers son cadre commun de la dette, en invitant l’ensemble des créanciers autour de la table. Dans ce sillage, il semble vraiment important de s’assurer que la Chine contribue de manière équitable aux efforts de restructuration de la dette dans les pays qui sont en situation de détresse.

Ses mêmes efforts doivent également être menés en ce qui concerne les créanciers privés. Dans le passé, ils n’ont pas toujours répondu aux appels qui leur avaient été lancés pour aider à améliorer la situation de la dette dans les pays qui en avait besoin. Chaque partie doit jouer son rôle, afin que dans les cas de restructuration, on puisse aider les pays concernés à restaurer la viabilité de leur dette.

Les banques multilatérales de développement et les institutions financières internationales ont été créées pour appuyer les pays à faire face aux difficultés qu’ils avaient pour pouvoir mobiliser des ressources suffisantes pour leur développement et répondre aux besoins de leurs populations. Si nous ne parvenons plus à atteindre ces objectifs, il est nécessaire de voir comment réformer pour pouvoir leur permettre de jouer pleinement leur rôle.

Nous avons constaté, par exemple, que le ratio de la dette était trop important pour plusieurs pays comme la Zambie, l’Éthiopie et plus récemment le Ghana. Dans certains cas, cela fait plus d’un an voire plus, qu’ils attendent que leur restructuration soit effective. Seulement, bien souvent, il manque un cadre pour faire la différence. Il est important que les institutions financières internationales puissent être réformées afin de s’attaquer à ce genre de problème.

Dans ce contexte, est-ce que le mot réforme n’est pas galvaudé ? 

Réformer, dans le cadre des institutions de Bretton Woods peut tout simplement consister à trouver les voies et moyens de les aider à disposer de plus de ressources. Bien souvent, elles n’ont même pas besoin de ressources additionnelles, mais juste d’utiliser celles dont elles disposent de manière plus efficace et plus pratique. C’est-à-dire que ces institutions ont la possibilité de mobiliser plus de ressources sans pour autant demander à leurs actionnaires de contribuer davantage, il suffit de modifier certaines clauses.

J’en viens encore à la question du changement climatique, il paraît difficile de demander aux institutions financières internationales de mobiliser les ressources qu’elles utilisent traditionnellement pour lutter contre la pauvreté et pour relever d’autres défis pour finalement régler d’autres problèmes.

Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il est important que les institutions financières internationales soient plus performantes dans la lutte contre le changement climatique tout en poursuivant leur objectif traditionnel. Nous insistons beaucoup sur cet enjeu, car il s’agit bien d’une crise existentielle, et toute l’humanité en a pris la mesure. Nous devons faire en sorte que les pays les plus puissants puissent vraiment contribuer en prenant des mesures nécessaires pour atténuer l’impact du changement climatique ou du moins pour en rectifier les impacts.

Car, concrètement, les causes du changement climatique sont à chercher ailleurs que dans les pays en développement. Par exemple, l’Afrique, sa contribution à l’émission des gaz à effet de serre est de moins de 5 %, donc, comment est-ce qu’on peut demander à des pays de contribuer plus à la résolution d’un problème dont ils ne sont pas forcément responsables ? Et pour ce faire, ils devraient sacrifier leurs investissements de développement, comme les infrastructures, les secteurs sociaux, etc.…avec les maigres ressources dont ils disposent. D’après moi, c’est un vrai problème moral qui se pose.

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